28 mars, 2024

1987 – François Mitterrand, président de la République

30 mai 1987
Discours de François Mitterrand aux îles Saint-Pierre et Miquelon

Monsieur le maire,
– Mesdames et messieurs,

– C’est la première fois que je viens dans l’archipel de Saint-Pierre et de Miquelon et donc que je rencontre les élus, ceux qui restent sur place, conseillers municipaux, conseillers généraux. Très souvent, depuis de longues années, j’ai débattu des intérêts de Saint-Pierre et de Miquelon. Je les ai donc fréquentés et connus par dossiers interposés, ce qui n’est pas la meilleure façon. Je suis heureux de me trouver parmi vous aujourd’hui. Je disposerai des quelques heures qui me permettront, au-delà du regard jeté sur vos îles, d’approcher leurs habitants, vous-mêmes et d’entendre directement, cela vient de commencer, les remarques, observations, propositions ou critiques de la plupart de ceux que j’aurai la chance de rencontrer.

J’aborderai quelques uns des sujets qui viennent d’être traités par M. le Sénateur-Maire ‘Albert Pen’ dans un instant. Assurément votre situation est difficile, d’abord en raison de la géographie et donc de l’éloignement dans un monde différent, obéissant à d’autres cultures, à d’autres intérêts nationaux, parfois impérialistes, très loin de la métropole, sur une terre à la fois belle, sévère – vous y êtes attachés – mais aussi difficile. La terre ne réserve – m’a-t-on dit tout à l’heure – de chances de développement, professionnel qu’à un seul agriculteur. Vous êtes vous, messieurs, des marins ou bien des fonctionnaires. Il n’est pas nécessaire de penser que ce soit des termes antagonistes. C’est la mer, votre champ d’action. C’est là que vous exercez votre profession pour vivre et pour élever votre famille et tenter d’améliorer votre sort. C’est très difficile, nous le savons et nous en parlerons dans un moment.

– Quant aux fonctionnaires qui sont ici, – semble-t-il en proportion assez forte, d’après ce que je viens d’entendre par -rapport à la population d’origine – ils ont aussi droit à quelques remerciements car il leur faut souvent venir de loin, s’habituer au climat, s’éloigner de leur famille et servir non seulement l’Etat mais aussi Saint-Pierre-et-Miquelon. J’ai le sentiment qu’ils le font avec beaucoup de dévouement et de compétence. J’ajouterai donc à ce que j’ai à dire, un mot de gratitude à l’égard de ces fonctionnaires. Savoir s’ils sont trop nombreux, je n’ai pas fait de statistique, je ne suis pas en mesure de vous le dire | Mais je ne suis pas sûr que s’ils s’en allaient, les choses iraient mieux. Il en est d’ailleurs pas question.

– Pour ce qui touche à la vie quotidienne : faiblesse de peuplement et pour cause, vous êtes quelques 6000 personnes sur les deux îles ; l’éloignement, je vous l’ai dit, – vous le savez – vous en souffrez. C’est en même temps votre fierté que d’avoir su, à travers vos parents et les parents de vos parents, vous accrochez à cette terre, envers et contre tout, leçon de courage, de ténacité qui sont de grandes vertus. Ressources modestes : oui, c’est vrai, la mer, la pêche, le poisson, et cela vous est disputé, précisément votre outil de travail vous est disputé par un grand pays voisin. C’est un problème difficile aussi. Tout est difficile finalement dès qu’on parle de Saint-Pierre et de Miquelon. Peut-être même le caractère des habitants. Je ne m’en plaindrai pas. J’aime mieux les gens qui pensent avec fermeté, qui disent franchement ce qu’ils pensent, que ceux qui font le contraire. Finalement, quand on a dit ce qu’on avait à se dire, on se sent proche les uns des autres, si on cherche bien entendu à se comprendre ; car, s’il y a des problèmes de Saint-Pierre et de Miquelon, pardonnez la comparaison, il y a aussi les problèmes de la France.

– On doit veiller à allier les uns et les autres. Vous êtes au demeurant, non seulement les témoins mais les acteurs d’un destin national et vous y tenez. C’est bien la tonalité principale de l’allocation de M. le Sénateur-Maire, de M. Pen. Vous êtes des acteurs, des acteurs avancés, en avant-garde en Amérique du Nord de la vie nationale.
Il était bien évident qu’il fallait sur le -plan des structures administratives, admettre que vous ne pouviez pas être soumis à un statut général, uniforme qui ne tenait pas compte de votre réalité particulière. On y arrive, on y est arrivé. Il y a encore des dispositions à prendre et elles seront prises.

– De ce point de vue, mesdames et messieurs, puisque j’ai été le témoin, et que je continue de l’être, d’une succession de gouvernements représentant des majorités différentes en France, je puis dire que par -rapport à Saint-Pierre et Miquelon, j’ai observé qu’une évidente et nécessaire continuité d’intérêt national avait prévalue et continuera de prévaloir.

– J’ai un souci personnel, particulier à votre égard, je vous demande de le croire. J’ai été, il y a très longtemps, moi-même ministre, membre du gouvernement, chargé de l’outre-mer et j’ai eu à connaître vos problèmes. C’était dans les années 1950 et 1951, les plus jeunes d’entre vous en seront effrayés ; cela leur paraîtra, autidiluvien. Mais enfin c’était déjà à peu près les mêmes problèmes. Les relations étaient encore un peu plus difficiles. On parlait déjà de la pêche, on parlait déjà des investissements, on parlait déjà d’un nouvel éveil économique, on parlait déjà du Canada.

– Bref, on pourrait presque se plaindre que d’une génération à l’autre, il y ait si peu de sujets nouveaux, ce qui montre bien que les sujets anciens n’ont pas encore été résolus. Mais peuvent-ils l’être ? C’est avec cela que j’aborderai la deuxième partie de mon exposé. Peuvent-ils l’être et dans quelles conditions ? Il faut les aborder avec sagesse et perspicacité. Qu’il y ait dans la population, une sorte d’exaspération contre les lenteurs, parfois les incompréhensions de la lointaine métropole, je le constate | Que l’on s’en indigne, cela est parfaitement compréhensible | Et tout responsable de la France, quel qu’il soit, et moi en particulier, je ne saurai éprouver quelque rancune que ce soit lorsque je vois des braves gens, travailleurs, sérieux qui luttent durement pour leur vie et qui ont su à travers le temps, affirmer une fidélité inébranlable à la patrie qui nous est commune. Je comprends très bien que lorsqu’ils ont quelque chose à dire, ils le disent comme ils le font ; c’est-à-dire sans détour. Et nous nous quitterons cet après-midi – je vous prie de le croire – bons amis. C’est la condition, ayant parlé vous-même fermement, que j’agisse de même.

Parlons maintenant les difficultés diplomatiques, des relations avec le Canada. Les choses, monsieur le Sénateur, ne se règlent pas, lorsqu’on est deux, à la seule volonté de l’un des partenaires, ou bien alors il faut rompre. Et c’est précisément parce qu’on a rompu unilatéralement du côté canadien que nous nous plaignons. Nous n’avons donc pas à prendre l’initiative d’une rupture qui pourrait être dommageable aux intérêts des habitants et de Saint-Pierre et de Miquelon et je ne pense pas que le détour par les Malouines soit la meilleure réponse à opposer à ceux qui se sont mal conduits à l’égard de la France, je veux dire les canadiens en la circonstance puisqu’au cours de ces derniers mois, un accord a été établi.

– J’ai bien observé, monsieur le Sénateur-Maire, que vous pensiez – vous avez peut-être raison – , il faut que je vois cela de plus près, on en parlera avec le gouvernement, – que ce dossier a toujours été en recul sur le -plan des quotas. Je pense que le nombre de la population, les grands enjeux internationaux ont dû peser sur une appréciation, toujours fort difficile. Car si la discussion sur les zones de pêche et sur leurs limites doit répondre à des principes de droit et d’autres peut-être clairement établis, celle des quotas est beaucoup plus délicate puisqu’elle dépend d’une appréciation et que cette appréciation peut varier. Mais ce débat avait déjà connu un élément de réponse important lorsqu’au mois de janvier dernier, les négociations étaient entamées, que sa solution intervenait au mois de février, on pouvait croire, même si l’accord était contestable, même s’il était contesté, que les pêcheurs de Saint-Pierre et de Miquelon voyaient fixer leur droit et encore mieux leur capacité. S’il n’était pas suffisant, le gouvernement de la France, la République française, comptent assez sur la surface du globe pour maintenir la pression pour tenter de modifier par la négociation le résultat recherché en faveur des habitants de vos îles. Qu’est-ce qui a fait craquer cela ? Je crois le savoir et vous aussi. Les inquiétudes que vous éprouvez sont aussi éprouvées pas loin d’ici, à Terre-Neuve en particulier. Qu’est-ce qu’il s’est passé sur le -plan de la politique intérieure canadienne ? Ce n’est pas mon affaire. Mais enfin on en a entendu parler. Terre-Neuve s’est fâchée, un peu comme vous vous fâchez, c’est-à-dire que les deux gouvernements ayant cherché un compromis, ce compromis n’a été accepté ni d’un côté, ni de l’autre par les intéressés. C’est souvent le sort des compromis. Mais ce compromis, vous le constatez, valait quand même mieux que la rupture, situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui et qui laisse le Canada user des moyens de la force. La circonstance est injuste, je n’ai pas hésité à le déclarer lors de mon voyage récent dans ce pays, qui est un pays ami sur le -plan général, mais qui s’est comporté d’une façon inacceptable sur ce dossier.

– On a fermé les ports à la venue de vos chalutiers pour les réparations, pour le trafic normal dont vous avez le plus grand besoin puisque ce sont vos voisins immédiats, et qu’au-delà de ces voisins, il n’y a pas grand monde. Cette mesure unilatérale me paraît inadmissible, elle n’est pas digne de pays qui entretiennent de bonnes relations et sont alliés sur tous les plans. Quel que soit le domaine que nous examinions, le Canada et la France sont du même côté, sauf lorsqu’il s’agit de débattre d’intérêts qui ne sont pas si considérables parce qu’après tout le doit reconnu aux habitants de Saint-Pierre et Miquelon n’altère en rien le droit des Canadiens.

Votre droit repose sur des données reconnues par le droit international : les zones de pêche. Nous n’avons pas inventé, nous Français, et vous n’avez pas inventé avec nous un droit nouveau. On n’a pas inventé pour Saint-Pierre et Miquelon un droit maritime. Ca fait déjà longtemps que des jurisconsultes ont fixé le droit maritime. Je me souviens lorsque j’étais étudiant, j’avais 20 ans, d’avoir fait un rapport savant – je croyais qu’il était savant – sur le droit maritime appliqué précisément, on y revient cher monsieur le Sénateur-Maire, à la région des Malouines. J’étais moins savant sur le droit maritime appliqué à l’Amérique du Nord dans les environs de Saint-Pierre et Miquelon… Mais enfin, je pourrais m’y mettre.

– Le droit, est le droit pour tout le monde. C’est bien pour cela que ça s’appelle comme çà, c’est une loi qui s’impose à tous les hommes suivant quelques grands principes, on cherche à définir la mer. Elle est à tout le monde : il faut bien en partager les fruits, alors on dessine des zones maritimes, c’est d’ailleurs variable selon qu’il s’agit d’intérêts militaires, d’intérêts économiques.

– L’un des problèmes en particulier était d’appliquer des règles inapplicables pour ce qui touchait au voisinage direct de Saint-Pierre et Miquelon. IL fallait bien partager d’une façon à peu près équidistante le droit des uns, et le droit des autres puisqu’il n’y avait pas la place pour contenir le nombre de milles qui théoriquement auraient dû être distribués aux uns et aux autres. Mais en allant vers le grand large, les discussions auraient dû être réglées d’elles-mêmes. Ce n’est pas le cas, c’est injuste et plus injuste encore le refus, à mon avis, même attentatoire au droit normal des gens qui ont besoin de se ravitailler, de pouvoir mouiller à un port, ici ou là, de ne pas être abandonnés à votre île accrochée au fond de la mer par un rocher solide mais, évidemment démunie des moyens qui lui sont nécessaires. Vous avez des bateaux, il faut les réparer. Bref, cette rupture unilatérale présente un côté très déplaisant, je l’ai dit aux Canadiens sans prendre de précaution exagérée de langage.

L’accord possible pour demain passe par là. On ne peut pas reprendre une négociation si le dommage est causé unilatéralement par un acte d’autorité en violation des accords et si l’on ne revient pas au point de départ. A partir de là, la négociation reprendra, je l’espère du moins, sur les meilleures bases possibles. Et parmi ces bases là, il y a ce qui a été décidé, il y a quelques mois, puis il y a aussi, monsieur le Sénateur-Maire, messieurs les élus, mesdames et messieurs de Saint-Pierre et Miquelon, ce que vous en pensez. C’est très bon d’entendre ce que vous dites ; c’est même irremplaçable. On a quelquefois tendance – moi-même pourquoi échapperais-je à ce défaut général des Français – de voir un peu les choses d’une façon abstraite. Il faut le témoignage de ceux qui vivent sur le tas, de ceux qui franchissent les périls de la mer, qui les affrontent tous les jours, et si, aujourd’hui, on a quelque chose d’assez calme, avec une vue suffisante pour que l’avion puisse se poser, que les bâteaux puissent avancer sans trop de risques, chacun sait bien que les dangers vous guettent à tout moment. Votre opinion est nécessaire, et elle fait partie de la négociation. Ce que vous dites, vous, n’est pas absent de la négociation, et le représentant, le membre du gouvernement qui discute pour vous doit, et prend en compte votre thèse. Pas tout, peut-être, s’il n’y a pas de compromis. D’ailleurs, s’il n’y a pas d’accord, qu’en résultera-t-il ? Ou bien vous serez définitivement coupés de toute relation vers l’ouest et vers le nord, ou bien le conflit s’aggravant, c’est sur tous les autres terrains que se développera la crise entre le Canada et la France sans qu’il soit assuré que vous soyiez finalement les bénéficiaires de l’arrangement final, après sans doute quelques années d’affrontement juridique, politique, économique, social, humain. Il faut donc plaider pour que notre diplomatie dispose d’assez d’arguments, elle aussi, de ténacité, de patience et de fermeté, pour parvenir à un traité raisonnable qui protègera vos intérêts.

J’évoquais, tout à l’heure, des années bien lointaines, les années 50 ‘1950’. Je pense que M. Pen sait, il s’en souvient en tout cas dans les propos qu’il exprime, je m’étais préoccupé de fournir un début d’équipement à Saint-Pierre et Miquelon pour que puisse être organisée la commercialisation de leur pêche. Puis chaque gouvernement, à chaque décennie, a cherché à ajouter quelque chose – pas assez sans doute, mais il faut s’entendre, n’est-ce pas | On ne peut pas être contre l’assistance. Je comprends qu’on soit fâché d’être assisté, mais ne croyez pas que les termes de solidarité nationale ne sont faits que pour anoblir une assistance qui serait indigne, de part et d’autre | Non. Je crois qu’il faut faire plus confiance à la nation à laquelle nous appartenons les uns et les autres. Ce phénomène de solidarité nationale, c’est quand même bien normal, la France est dans son ensemble infiniment plus riche que ne le sont Saint-Pierre et Miquelon. Les habitants du territoire métropolitain ont plus de moyens que vous parce que la nature y est plus prospère, plus riche, plus aisée. Il est bien normal que la solidarité nationale joue pour que la métropole compense une part de ce que vous n’avez pas. Ce qui aboutirait à une assistance détestable et que vous refuseriez dans votre fierté légitime et dans votre volonté de vous affirmer vous-mêmes, ce serait tout simplement si, avec négligence, la métropole adoptait l’assistance comme une méthode consistant à se débarrasser de vous, en disant : laissons tomber, que le Canada fasse ce qu’il veut, ces gens-là sont bien loin. On ne peut pas les réduire non plus à quia, non plus, alors on va payer | Non, ce serait très choquant, et je comprends très bien votre réaction, qui est tout simplement une réaction de dignité.

– L’étude de vos structures montre que de toutes façons, vous êtes tenus de compter sur une solidarité nationale bien comprise, et donc intelligente. Par exemple, vous avez besoin d’équipements. J’ai bien entendu ce qui vient d’être dit. Vous avez besoin d’équipements, vous en demandez plus encore : aménagements portuaires, moyens de communication. Comme tout est très cher, cela représenterait certainement des crédits supplémentaires que vous ne pourriez pas ranger dans la rubrique que vous estimez fâcheuse de « l’assistance » et qui pourtant relèverait du budget national. J’applaudirais à cela, si cela était possible, si cela était conforme aux possibilités budgétaires de la France. Je regrette presque que ce que vous souhaitez ne soit pas déjà fait. Seulement, quand on fait les comptes, on est obligé souvent de rejeter d’une année sur l’autre, de planifier et on est tojours en retard de quelque chose.

– Je vous parle très librement, vous pouvez le constater, mesdames et messieurs. Je ne suis pas moi-même directement responsable du budget. C’est une responsabilité qui ne m’incombe pas. Il ne s’agit pas de se lancer dans des conversations subtiles de droit public interne pour savoir comment interprêter la Constitution de la France. En aucun moment, le Président de la République, sous la République quelle qu’elle soit, n’a été responsable du budget de la France, et particulièrement du budget affecté à Saint-Pierre et Miquelon. Mais ce n’est pas, une raison suffisante pour que je m’en désintéresse. Vous avez eu raison, tout à l’heure, monsieur le Sénateur-Maire de souligner que j’avais à m’exprimer de temps à autre, au nom de la France, et que parmi mes obligations, il y avait celle, pour reprendre l’expression dans la beauté du terme, d’assurer la solidarité nationale entre toutes les parties de la nation, et également entre les différentes couches sociales, entre les différents intérêts économiques pour que nul ne se sente exclu.

Vous avez raison de faire appel à moi, même si la réponse résulte de l’examen sérieux qui est fait de vos demandes par l’administration, le gouvernement, et le cas échéant par moi-même lorsque cela vient en conseil des ministres comme sont venues les institutions dont vous vous réjouissez qu’elles se soient améliorées au cours de ces derniers temps.

– C’était en effet une vue de l’esprit que d’aboutir à la création d’un département dans la simple acception du terme tel que l’avait conçu l’Assemblée constituante. Il est évident que deux siècles après, les choses ont changé, surtout par -rapport à Saint-Pierre et Miquelon. Le pouvoir central à Paris a parfaitement admis qu’il y avait quelque souplesse à décider pour tenir compte de votre façon de vivre, des conditions de travail, que vous aviez bien le droit d’être vous-mêmes, tout en restant Français. J’ai le sentiment que nul ici n’a jamais imaginé qu’il pouvait en aller autrement.

– Ayant remarqué quelquefois au Canada d’où je viens sur le mode de la plaisanterie, comment dirait-on, « sous le sable, il y a le pavé », oui, sur le mode de la plaisanterie, il y a peut-être quelque chose un peu comme cela : « tiens pourquoi Saint-Pierre et Miquelon ne seraient pas canadiens ? » Et pourquoi Terre-Neuve ne serait pas français ?… Enfin, cela était aussi une plaisanterie… Car je n’ai aucune intention de saisir le gouvernement d’une revendication territoriale sur un territoire canadien. Mais c’était simplement pour dire que les problème politiques se mêlent sans doute plus qu’on ne le croit à certains aspects économiques du type de ceux dont nous parlons.

La pêche, il y a d’autres choses encore ?… C’est vrai qu’il y a des têtes qui tournent facilement lorsqu’elles se trouvent devant les grands projets de géostratégie qui voient le monde tout petit, la mappemonde qui peut tenir dans nos mains pour se dire : « bon, ce point est important… Oui, c’est important et nous considérons, nous, que Saint-Pierre et Miquelon, dans l’hémisphère nord atlantique, côté américain, c’est un point qui dépasse même la vie et l’intérêt de ses habitants. Ca touche et ça concerne la France. Si j’ai demandé à M. Alain Savary de m’accompagner, c’est parce que c’était un témoin d’un grand moment, un témoin à la hauteur, éminent même, puisqu’il avait vécu le moment où Saint-Pierre et Miquelon a été le premier territoire, la première terre française, en 1941 à rejoindre – le terme rejoindre est déjà presqu’excessif et il n’y avait pas grand monde à rejoindre – à s’agglomérer au tout petit groupe qui allait devenir la France libre, et la France libérée, la France d’aujourd’hui, pendant les années difficiles de la guerre. C’est vous qui avez donné l’exemple, mesdames et messieurs, et quelques marins audacieux. Vous le savez bien, je vous rappelle là votre histoire. Mais la solidarité nationale, vous voyez a commencé dans la difficulté. Il n’y a aucune raison de l’altérer aujourd’hui.

– Qu’adviendra-t-il de la négociation ? Je ne peux pas vous le dire, et je ne veux pas vous le dire. Si je le pouvais je ne le dirais pas parce que d’abord ce n’est pas mon rôle, et ensuite parce que tant qu’on n’a pas abouti, il est imprudent de faire lever des espoirs qui risqueraient d’être déçus, imprudent et malhonnête.

– Nous sommes pour autant dire au point mort. Sinon que ma visite vient de rendre à ce corps mort un peu de vie parce que j’en ai parlé au chef du gouvernement fédéral, aux différents responsables, notamment à celui de Terre-Neuve. J’ai essayé, j’ai tenté de faire comprendre qu’une revendication locale du type de celle de Terre-Neuve ne pouvait pas conduire un grand Etat tout à fait respectable, comme l’est le Canada, à rompre des engagements pris. Le gouvernement va inlassablement reprendre le débat, d’abord la fin du blocus, ensuite sur les zones de pêche et leur délimitation, et sur les quotas, les fameux quotas.
Sur la première question de fond ‘zones de pêche’ : on pourrait dire que si l’accord ne se fait pas d’une façon bilatérale, il y aura un arbitrage international. Cela n’est pas interdit. Il faudra, sans doute, peut-être, je vais dire peut-être – ou bien sans doute, c’est la suite qui le dira – recourir à un arbitrage international pour dire le droit, ou le rappeler. A combien de milles marins ont droit tous les pays du monde ? Alors pourquoi pas ici, comme ailleurs ? Bon, dire le droit.

– Pour les quotas, c’est une matière plus délicate parce qu’il ne peut y avoir de règle universelle. Cela dépend de la qualité des bancs de pêche, cela dépend des saisons, cela dépend des quantités possibles, cela dépend du nombre de parties prenantes. Vous savez bien qu’il existe aussi sur le territoire métropolitain un certain nombre de marins, pêcheurs spécialement bretons, qui s’inquiètent d’être également menacés de voir leur métier, leur profession déjà très ancienne, celle des terres neuves, asséchée, réduite à néant par les débats actuels. Donc, il faut que nous prenions, que le gouvernement de la France, prenne en compte tous les intérêts, les vôtres et les autres. Il faut chercher à les lier, plutôt qu’à les opposer. Ce n’est pas toujours très aisé, vous le savez mieux que personne. Cette discussion sur les quotas est plus difficile à régler sur un -plan international puisqu’il n’y a pas de lois générales. Mais, si on ne devait pas aboutir par accord amiable, sortant de ces chiffres infimes que l’on voudrait vous imposer – partant des milliers de tonnes, c’était 20000 je crois, et qui sont normalement consentis, tombés à 6, puis à 3, puis à quoi ? à 0… alors, comment allez-vous vivre ? – la France ne l’accepterait pas, soyez-en sûrs.

– En tout cas, je m’en porte le garant devant vous quel que soit le gouvernement. C’est le gouvernement aujourd’hui responsable qui doit conduire cette négociation, et il l’a conduit avec résolution, croyez-moi. Je n’ai aucune raison de douter de la volonté du service public, de ceux qui ont la charge des affaires de la France, surtout dans un domaine comme celui là, à caractère international.

– Il faut pendant les semaines qui viennent, soit s’adresser aux organismes chargés de rendre la justice internationale, soit, si on ne le peut pas, serrer le poing sur ce que l’on peut tenir et disposer d’un moyen de débat dans le -cadre des relations entre un grand pays et un autre grand pays. Croyez-moi, cher Sénateur-Maire, il n’y a pas d’échange, on ne peut pas supposer cela. On ne fait pas d’échange entre les chalutiers de Saint-Pierre et Miquelon et les sous-marins nucléaires | A quel patriote pourrait venir cette idée qui serait proprement insupportable ? Le Canada a autant besoin de la France que la France a besoin du Canada sur le plan des relations économiques générales. La France n’est pas en situation d’infériorité dans ce débat. Elle n’a pas besoin de livrer en plus, de livrer des hommes et des femmes de France, c’est-à-dire les habitants de Saint-Pierre et Miquelon, elle n’en a pas besoin. En aurait-elle besoin, ce qui n’est pas le cas – comment imaginer que cette idée d’abandon pourrait jamais visiter la pensée de gens qui ont pour charge de défendre les intérêts de la France et de la représenter.

J’ai bien des adversaires politiques, et la plupart des membres du gouvernement de la France, pour ne pas dire tous, puisqu’ils obéissent à une discipline, ne sont pas mes plus proches amis politiques. Mais nous devons défendre ensemble les intérêts de la France partout dans le monde, le reste c’est l’affaire de nos débats intérieurs. Il faut combattre tous ceux qui s’opposent à nos intérêts avec unité, avec une fermeté qui ne puisse être dissociée. Chaque fois que l’expression « la voix de la France » est employée, il n’y en a qu’une. Quel que soit celui qui l’exprime, il exprime la même voix de la France. C’est ce qui vaut pour les plus grands débats : le désarmement dans le monde, par exemple, les droits de l’homme, ou les pays en voie de développement. C’est vrai aussi bien pour ce dossier de Saint-Pierre et Miquelon. On ne peut pas partager en morceaux le droit, l’évidence et la vérité. Vous avez droit à la même fermeté du gouvernement pour le dossier particulier qui vous occupe, pour votre droit. On a, nous aussi, le devoir d’être fermes dans les discussions qui touchent aux grands intérêts du monde.
Quelles promesses serai-je venu vous adresser ? Aucune. Je n’ai pas à en faire. J’ai à m’informer, cela c’est fait. J’ai à discuter d’une certaine matière au niveau qui est le mien. Je l’ai fait. Dans un voyage d’amitié au Canada, j’ai indiqué, dès le premier jour, dès mes premières paroles, qu’il n’y avait qu’un litige, mais que ce litige était très sérieux, c’était celui de Saint-Pierre-et-Miquelon et des dispositions prises par le Canada à votre égard. Il est donc apparu comme le point central de tout ce qui pourrait être décidé par ailleurs. En somme ce litige commande beaucoup d’autres choses dans nos relations avec les pays de l’Atlantique nord.

– Cette petite population de gens vaillants, qui méritent d’être aidés, qui méritent d’être aimés, qui méritent d’être considérés comme des gens dignes d’estime, qui ont le droit de vivre, cela pèse aussi lourd, croyez-moi dans notre esprit que toutes les grandes questions dont nous avons à traiter avec le Canada.

– Cela, je l’ai dit au cours d’une conférence de presse. Une conférence de presse est faite avec des journalistes, qui sont là devant moi. Chacun d’entre eux à une plume et cette plume court et ensuite cela se transforme en caractères d’imprimerie diffusés à des milliers et des milliers et parfois des centaines de milliers d’exemplaires. Puis, il y a des radios qui recueillent les propos comme on le fait d’ailleurs pour l’instant, puis il y a les télés qui prennent les paroles et qui prennent les images comme on le fait là pour l’instant. A cette conférence de presse à Montréal, j’ai prononcé des paroles que la presse canadienne a estimé très dures. Elles l’étaient. Tenir des propos très durs dans un environ amical, ce n’est pas toujours ce qui est le plus facile.

– Je l’ai fait parce que je devais défendre votre droit, je devais défendre votre vie. Votre droit c’est le droit de la France, votre vie c’est la vie de la France. Maintenant, il appartient au gouvernement de poursuivre sa tâche qu’il a déjà commencée. Ce n’est pas d’aujourd’hui que ces problèmes se posent pour lui. Il lui faut renouer les fils rompus par l’un des deux partenaires et lui seul, je veux dire le Canada. Si l’on ne peut pas renouer ces fils alors d’autres épreuves de force apparaîtront, en particulier juridiques. Quelqu’un devra trancher. Il existe pour cela des institutions qualifiées et je souhaite vivement que l’on ne parle plus, que l’on n’ait pas à parler d’épreuve de force sur d’autres plans, je veux dire sur le -plan économique, parce que le Canada et la France sont liés par tant d’intérêts, par une telle histoire, par tant d’événements qui, au cours de ces derniers siècles et même un peu plus, se sont inscrits dans l’histoire à la fois la plus tragique et la plus belle. Il ne faut pas gâcher cela parce que dans un geste irréfléchi, pour avoir obéi à une pression interne localisée, le gouvernement du canada aurait un moment oublié tout cela.

– Je suis convaincu, enfin je l’espère, qu’il ne l’oubliera pas. Tout ce qui m’a été dit m’incite à penser qu’il ne le fera pas. Mais la vigilance elle est là, je ne manquerai pas de rappeler à quiconque m’en entretiendra les éléments développés par M. le Sénateur-Maire, que vous auriez pu tous individuellement m’exposer, qui sont déjà dans nos dossiers, qui sont dans le langage des négociateurs. Croyez-moi, nous sommes sur ce -plan-là tous solidaires avec vous.
J’imagine votre angoisse et votre anxiété puisque pour nous Français du continent, de la métropole, si l’on ne vient pas vous voir
et je vous ai dit que pour moi c’est la première fois, voyez combien d’autres n’ont pas la possibilité de venir vous rendre visite comme ces enfants de Brie Comte Robert que j’ai eu le plaisir de rencontrer tout à l’heure, ou bien de ne jamais vous connaître, j’ai eu cette chance par certains de vos enfants lorsqu’ils sont venus me voir, à l’Elysée, le dernier Noël ; j’ai cette possibilité parce que je suis Président de la République, combien d’autres ne l’ont pas | Je reviendrai de cette visite plus assuré encore, plus résolu et mieux informé parce que je vous aurai vus, que vous m’aurez parlé. J’espère que cela pèsera suffisamment dans le débat pour que nous puissions dans les semaines à venir vous apporter davantage d’espoirs. Ne faisons pas d’autres exposés sur d’autres sujets. Pourtant bien des questions le mériteraient sur les richesses potentielles autres que la pêche qui ne sont pas indifférentes, qui ne sont, peut-être pas sans que cela soit dit, absentes du débat, mais présentes dans le subconscient des uns et des autres. Considérons le problème tel qu’il est.

– Vous n’attendez pas beaucoup du tourisme. Vous avez expliqué pourquoi monsieur le Sénateur-Maire. Il faut faire quelques détours pour venir par ici. Vous n’attendez pas beaucoup des ressources naturelles de votre sol, c’est évident, il suffit de voir, de sonder la terre. Vous avez la mer. Vous avez le droit de garder votre part dans cet immense océan où vous ne réclamez pas autre chose que le droit de vivre là, vous les 6000 habitants de Saint-Pierre-et-Miquelon, de vivre et de vous développer et d’assurer à vos enfants des chances de vivre au moins égales et peut-être supérieures aux vôtres.

– Mesdames et messieurs, j’ai bien dû traiter ce problème avec quelques détails parce que je n’aurai pas l’occasion d’ici assez longtemps sans doute de vous rencontrer de nouveau et je ne voulais pas passer à côté des problèmes qui vous touchent. J’aurais pû m’en dispenser mais j’aurais manqué je le pense à mon devoir d’information, d’information mutuelle.

– Je vous le dis à mon tour, vous n’avez pas, vous, le droit de douter de la volonté du gouvernement de la France même si vous vous êtes, non pas habitués, mais si vous avez coutume de vous fâcher contre les impairs ici ou les oublis dont vous me dites qu’on les annonçait déjà en 1938. Peut-être avant puisqu’après tout depuis que Cartier est passé par ici, c’était en 1535, ce ne doit pas être la première fois que l’on parle comme nous le faisons ce matin à Saint-Pierre et Miquelon. C’est même semble-t-il une de nos traditions historiques, parmi les plus fâcheuses, j’en conviens.

– On va essayer de changer cela. C’est vrai, c’est plus facile malgré tout de venir à Saint-Pierre présentement et à Miquelon, que l’on voit mais où l’on n’ira pas, je m’en excuse auprès des élus de Miquelon qui se trouvent ici, c’est plus facile qu’à l’époque de Jacques Cartier, c’est plus facile qu’en 1938 où l’aviation ne connaissait pas le développement d’aujourd’hui.
Tout à l’heure, nous allons rompre la pain ensemble avec un certain nombre d’entre vous mais, symboliquement, avec vous tous. Vous continuerez de me dire ce que vous pensez. Je serai content d’avoir un contact direct avec vous, messieurs les élus, directement, individuellement, que l’on parle un peu, que j’essaie de percevoir au-delà des paroles extrêmement précises de ce défenseur inlassable, de vos intérêts qu’est le Sénateur-Maire Albert Pen, vous me direz aussi votre façon de voir. Je vous prie de croire que ce dossier ‘pêche’ ne sera pas refermé.

– Je garderai en tout cas quelques images dans l’esprit : l’image de ce monument aux morts, de ces noms surtout de quelques provinces : Bretagne, Normandie, Pays Basque. J’ai dit aussitôt à M. Albert Pen : « dites-moi, je n’aperçois ni l’Aunis, ni la Saintonge d’où je suis » alors qu’il me semble que ces provinces ont fourni quelques-uns de vos ancêtres. Enfin, je ne vous en veux pas. Disons que je me rappelle simplement, et je rappelle ces provinces à votre souvenir ce matin car nos ancêtres aussi ont parcouru les mers. Vous avez peut-être quelques souvenirs monsieur le Sénateur-Maire d’un personnage qui s’appelait Champlain. Il venait plutôt de chez nous.

– Je vous souhaite tout le courage dont vous avez besoin pour affronter les éléments et parfois pour affronter les hommes. Je fais confiance aux vieilles vertus dont vous êtes les porteurs. Je fais confiance à votre amour de la France et à la défense légitime de vos intérêts évidents. Il faut que cet amour de la France vous amène, vous conduise à penser que, dans le beau sens du terme, la solidarité nationale va continuer de jouer et que, comme si c’était vous, les négociateurs de la France épouseront au plus près les légitimes aspirations de votre population.

– J’ajoute monsieur le Sénateur-Maire que dans les institutions les plus récentes, il me semble avoir lu que vous avez le droit de participer aux négociations en tant que président du Conseil général, si ce n’est pas vous, c’est M. Plantegenest. Ce n’est pas une question de personne, c’est une question d’institution : le droit de participer aux négociations qui touchent aux intérêts de tous ordres. Eh bien, je pense que le fil sera bien tressé, qu’il vous permettra de juger par vous-même si la conduite de ces négociations est menée comme il convient. Puis vous me direz. Je ne vous demande pas de me rapporter mais il faut me dire – le ministre qui est ici me dira – vous me direz monsieur le président du Conseil général, comme me le dit M. Pen qui vient souvent auprès de moi plaider la cause de ses électeurs, aux côtés de ses frères de Saint-Pierre et Miquelon. J’espère que tout cela réuni dressera une union solide, que nous serons tous ensemble non pas à vos côtés, mais que vous serez, que nous serons ensemble pour vaincre les difficultés dont nous venons de parler maintenant depuis que nous sommes reçus dans cet hôtel de ville, dans la salle des fêtes de cet hôtel de ville et qu’on me réserve un accueil si cordial, si sympathique et si franc dont je vous remercie.

– Mesdames et messieurs, il n’est pas d’autre mot pour conclure que ceux tout à fait classiques, qui gardent tout leur sens dans mon coeur et dans mon esprit.
– Vive Saint-Pierre et Miquelon,
– Vive la République,
– Vive la France.

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