23 novembre, 2024

1872 – 193x : Les onze tentatives d’abandon

La France, sous ses diverses incarnations républicaines, a tenté de se débarrasser des îles Saint-Pierre et Miquelon à plus de onze reprises. Devant le refus catégorique de l’État Français de défendre le dossier d’extension du plateau continental, il n’est pas inutile de rafraîchir la mémoire historique sur ces multiples tentatives d’abandon de souveraineté.

Outre le Général Charles de Gaulle, cas exceptionnel dans notre histoire, les autres chefs de l’état français ont-ils toujours démontré un attachement profond à notre territoire ? Poser cette question aujourd’hui est du ressort des politiques ; c’est pour cela que je ne traiterai pas du sujet dans le cadre présent. Mais si nous étudions la question au passé, que de surprises font surface !

Depuis la rétrocession de 1816, les îles Saint-Pierre et Miquelon se sont retrouvés sous plusieurs régimes royalistes, sous un régime impérial, l’état français et trois républiques. Inutile de dire que ces gouvernements ont eu quelques différends quant à leur politique coloniale, et, qu’utiliser des terres conquises comme monnaie d’échange lors de tractations internationales ne fut pas exceptionnel.

En 1872, quelques années après la défaite de Sedan (1), la jeune république chancelante n’hésita pas à proposer la vente de l’archipel à la république américaine. Dès que les premières rumeurs furent connues, ce fut le branle-bas de combat dans les bureaux du gouvernement de sa majesté britannique. En effet, de quel droit la France se permettait-elle de brader ces îles sans consulter le gouvernement qui leur céda l’archipel en 1814, 1783 et en 1764 suite aux abandons ou capitulations de 1713 (2), 1778 (3) et 1793 (4) ?

Dès lors les conseillers de la couronne durent formuler une docte opinion pour satisfaire la position du gouvernement de Downing Street. Elle se résuma ainsi : – la France avait indiqué en 1783 dans sa contre-déclaration qu’elle recevait les îles et s’assurerait qu’elles ne deviendraient pas l’objet d’une quelconque jalousie entre les deux pays. Par conséquent, cette déclaration, considérée comme une promesse par les Britanniques, excluait toute cession des îles à un pouvoir tiers sans leur consultation.

Malgré le démenti officiel français du 5 décembre 1903 (5), la question de la cession de Saint-Pierre et Miquelon fut de nouveau ranimée lors des négociations franco-britanniques autour du French Shore. En avril 1904 (6), plusieurs journaux britanniques, dont le Sunday Times, n’hésitèrent pas à critiquer les accords qui menèrent à l’Entente Cordiale en insistant sur le fait que les îles auraient du être cédées à Terre-Neuve. Ces propos furent repris sans hésiter par la presse anglo-canadienne.

Alors que la pire crise économique connue par nos îles battait son plein en 1906 et 1907 il fut de nouveau question d’une cession possible des îles aux Américains et des conséquences pour Terre-Neuve (7). Les propos du professeur Lorin de l’université de Bordeaux, repris par la presse canadienne, étaient sans équivoque : l’achat de Saint-Pierre et Miquelon par les Etats-Unis serait la mort du Canada, car Terre-Neuve serait alors, sous l’influence du lobby proaméricain, tenté de se rapprocher des Etats-Unis plutôt que du Canada.

La rumeur reprit de plus belle en 1907 (8). Le Toronto Star du 4 janvier n’hésitait pas à titrer : « France to Part with St. Pierre and Miquelon » – La France cèdera Saint-Pierre et Miquelon. De nouveau les bureaux du Foreign Office et du Colonial Office durent se pencher sur le sujet. Le bureau du Colonial Office indiqua dans une lettre que les gouvernements du Canada et de Terre-Neuve (alors colonie britannique) préféreraient la souveraineté française à une présence américaine à Saint-Pierre et Miquelon.

L’ambassadeur français Cambon fit savoir en toute confidence au Foreign Office que les rumeurs qui courraient n’étaient pas fondées mais la France pouvait disposer des îles comme bon lui semblait. Sir Hardinge revint à la charge en soulignant le cas très particulier de la rétrocession des îles à la France, suite à quoi monsieur Cambon rétorqua que cette question n’était de toute façon pas d’actualité. Ainsi fut clos le dossier pour 1907. Enfin presque.

Le 21 janvier 1907 (9), le Daily Admoreite de l’Oklahoma, publia l’article suivant : JAPAN WANTS A NAVAL BASE- WARLIKE PREPARATIONS AGAINSTS US. Dans cet article l’auteur relate une déclaration officieuse indiquant que la Diet (parlement japonais) voulait acheter les îles Saint-Pierre et Miquelon à la France afin d’en faire une base navale contre les États-Unis. Si les États-Unis s’objectaient, ce serait d’après Tokyo, une raison suffisante pour déclarer la guerre. Dans ce même article, on présente la nouvelle vue depuis Saint-Jean de Terre-Neuve. « Les habitants savent depuis quelque temps, que la France veut vendre les îles. Plus de 1200 ont d’ailleurs déjà quitté l’archipel pour aller au Canada. … » C’est maintenant le tour d’exposer le problème vu depuis Paris. « Le gouvernement ne fera pas de déclarations sur la vente possible des îles Saint-Pierre et Miquelon. Nous savons que les îles ne représentent plus rien pour France depuis que celle-ci a abandonné ses droits sur le French Shore. De même la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche ont assuré l’empereur nippon de leur soutien moral. »

S’agit-il d’une intox ? C’est fort probable. Vu que cet article n’est apparu que dans un seul journal et que la nouvelle ne fut reprise par aucune autre agence de presse, on est en droit de se demander s’il ne s’agissait pas d’une pure invention destinée à alimenter les sentiments anti-nippons qui faisaient alors rage aux Etats-Unis. C’est d’autant plus curieux que cet article fût publié à peu près en même temps que les rumeurs sérieuses qui firent couler tant d’encre du côté des Britanniques ! Enfin, les médias américains n’en sont pas à leurs premiers bobards.

Ces rumeurs, contribuèrent-elles aux manifestations en faveur des écoles libres en 1908 ou certains manifestants de Saint-Pierre défilèrent dans les rues de Saint-Pierre avec un drapeau américain ? L’évènement souleva les passions à l’Assemblée Nationale ainsi qu’au Sénat et contribua à alimenter l’appétit annexionniste du Canada; Paris donna ordre au navire Admiral Aube de faire route sur l’Archipel pour y maintenir l’ordre.

Quelques années plus tard, un nouveau rebondissement dans cette affaire eut lieu en pleine guerre mondiale (10). Plusieurs journaux français, le 24 avril, faisaient état d’un « mensonge boche » à propos de Saint-Pierre et Miquelon. « Contrairement à certains bruits d’origine allemande qui ont circulé dans la presse étrangère, il n’est nullement question de l’abandon par la France des îles Saint-Pierre et Miquelon en vue de leur rattachement à la colonie anglaise de Terre-Neuve. » S’agissait-il d’une campagne visant à créer des tensions entre les alliés ? Certes les rapports entre Saint-Pierre et Miquelon et Terre-Neuve n’étaient pas des plus cordiaux depuis 1880 : le Bait-bill de 1886 et la loi Hazen (au Canada voisin) interdisant la vente de charbon aux navires de pêche à vapeur avait fait couler beaucoup d’encre. L’entente cordiale de 1904 n’avait pas enterré pour autant les tensions qui pouvaient parfois faire surface entre Londres et Paris, Saint-Pierre et Saint-Jean. Inutile de dire que dans le contexte de la première guerre mondiale, cette affaire n’eut aucune conséquence sérieuse.

A la fin du XIXe et au début du XXe, le sénateur républicain Henry Cabot Lodge, impérialiste convaincu, préconisa longtemps le rattachement de Saint-Pierre et Miquelon aux États-Unis d’Amérique. Malgré la publication d’un démenti le 12 décembre 1903 à cet effet, il fut longtemps perçu comme le chef de file des annexionnistes américains. Était-il à l’origine des rumeurs citées ci-dessus ? Impossible de le dire, mais son action politique eut sans doute pour conséquence une campagne peu favorable au statut français des îles dans la presse américaine et terre-neuvienne. Plusieurs thèmes servaient à soutenir les projets expansionnistes de chacun : on disait que la France n’avait plus besoin de Saint-Pierre et Miquelon ; Saint-Pierre et Miquelon n’était plus qu’un vestige colonial ; la pêche côtière serait bientôt désuète et ainsi de suite. Ayant démontré dans l’opinion que ces îles n’avaient plus vraiment de raison d’être dans le giron français, il était tout naturel de conclure qu’elles devaient être rattachées soit à l’Amérique, soit à Terre-Neuve. Inutile de dire que cette campagne eut un écho très défavorable dans l’archipel, toujours en proie à une crise économique très grave. Les rumeurs de cession grandissantes, il fallut que le Ministre des Colonies fasse émettre en 1917 un démenti afin de rassurer la population.

C’est en 1930 (11) que des rumeurs ont de nouveau retenti dans les couloirs des chancelleries ! Le haut fonctionnaire britannique Geoffrey Granville Whiskard fit part au Foreign Office d’une conversation qu’il avait eu avec Sir Richard Squires avant son départ pour Terre-Neuve sur la question de Saint-Pierre et Miquelon. Le Foreign Office dut alors, pour fins de renseignement, ressortir toutes les études des traités conclus entre la France et la Grande-Bretagne autour des îles Saint-Pierre et Miquelon pour préparer une position ferme en cas de nouvelles tractations entre l’Amérique et la France. Selon la lettre d’Orchard, la France avait démenti toutes ces rumeurs mais il estimait que la question ne pouvait être écartée, surtout si l’Amérique proposait une somme considérable pour l’achat de notre Archipel.

Sans vouloir faire un portrait détaillé des événements de cette époque, (car le sujet mérite un exposé beaucoup plus profond), la réaction américaine suscitée par l’arrivée des Forces Françaises Libres le 24 décembre 1941 prend peut-être une autre dimension à la lumière des situations documentées citées ci haut. La doctrine de Moroe doit bien servir à quelque chose, si ce n’est pour appuyer un coup d’état au Chili.

Saint-Pierre et Miquelon est donc une exception dans le domaine des traités internationaux. Cette spécificité a peut-être longtemps lésé certains hauts-commissaires de la Restauration, de l’Empire ou des diverses Républiques, les empêchant de disposer des îles comme bien leur semblait, les empêchant aussi des les fortifier ou de s’en servir comme base militaire ou navale. Cette exception aurait aussi contribué à assurer la continuité historique de l’Archipel dans le giron français.

Bibliographie :
TROUIN, C., 1918 – Une colonie qui veut rester française : Saint-Pierre et Miquelon et les projets de rattachement à Terre-Neuve. Edit. de l’association des
armateurs et patrons de pêche.
Foreign Office S.W.1., 1930 – Communications entre A.F. Orchard et G.G. Whiskard. DO 35/359/10, pp 7 à 14.
Daily Admoreite, 21 janvier 1907, JAPAN WANTS A NAVAL BASE- WARLIKE PREPARATIONS AGAINSTS US.
Toronto Star – 5 décembre 1903 : « Miquelon Island Scare »
Toronto Star – 12 décembre 1903 : « Lodge has left Nothing to Fear – American Senator Did Not Propose the Buying of St. Pierre and Miquelon »
Toronto Star – 18 décembre 1903 : « Would Mean Death For This Country »
Toronto Star – 11 avril 1904 : « Still a Menace to Canada’s Shore »
Toronto Star – 4 janvier 1907 : « France to Part With St. Pierre and Miquelon »
Toronto Star – 20 novembre 1908 : « Canada and the Miquelon Islands »
Toronto Star – 9 juin 1909 : « To Abandon Islands »

Rappel chronologique des abandons de souveraineté autour des îles Saint-Pierre et Miquelon :

– 1713. Abandon des îles aux Britanniques, abandon de Plaisance et la colonie française de Terre-Neuve ;
– 1755. Abandon des Acadiens ;
– 1758. Défaite à Louisbourg ;
– 1778. Déportation des habitants des îles Saint-Pierre et Miquelon par les forces britanniques, coup de vengeance contre le soutien à l’indépendance américaine ;
– 1793. Déportation des habitants des îles Saint-Pierre et Miquelon par les forces britanniques, contexte révolutionnaire ;
– 1904. Abandon du French Shore ;
– 193x( ?). Abandon de la souveraineté française de l’île Verte ;

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